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ex machina / robert lepage
Elseneur
elseneur
Elseneur © Emmanuel Valette


Comment Shakespeare aurait-il écrit Hamlet s'il avait disposé de la technologie moderne ? Il n'aurait probablement pas utilisé les mêmes procédés narratifs et dramatiques. Par exemple, pour faire discourir son personnage principal sur la finalité de la vie, il le place dans un cimetière et ce sont les ossements humains qui servent de point de départ à sa réflexion. Dans un contexte contemporain, Hamlet serait peut-être à l'hôpital en train de subir une radiographie ou un scanner. Et que se passerait-il si nous pouvions passer Hamlet aux rayons X ? Que verrions-nous ? Ces quelques questions constituent les points de départ de l'expérience que Robert Lepage tente à travers son spectacle. Après Vinci et Les Aiguilles et l'Opium, Robert Lepage complète ici sa trilogie de spectacles solo en interrogeant cette fois le Hamlet de Shakespeare, il nous en propose sa vision toute personnelle dans un spectacle qu'il intitule Elseneur.

Comme les textes de Cocteau et la musique de Miles Davis pour Les Aiguilles et l'Opium, comme la vie et l'œuvre de Léonard de Vinci, Hamlet constitue la partition de départ et la ressource principale de cette nouvelle aventure de création. Il ne s'agit donc pas de mettre en scène la célèbre pièce de Shakespeare, puisque le texte peut être coupé, résumé, réinterprété, restructuré ou réorganisé, mais bien de voyager à travers son univers physique et fantasmatique, ce que suggère d'ailleurs le titre proposé.

Parmi les nombreuses interprétations que l'on peut faire de l'oeuvre, Lepage retient principalement les thèmes du deuil, de la famille et de la folie. Les technologies modernes servent d'une part à jeter sur le texte une nouvelle lumière en le décortiquant pour tenter de voir à travers, d'en révéler les couches successives, et d'autre part à résoudre les problèmes que pose le fait de jouer seul une pièce à personnages multiples. En effet, on peut imaginer que tous les personnages autres qu'Hamlet sont des reflets de lui : soit qu'ils fassent partie de son délire paranoïaque, qu'ils soient le fruit d'une imagination exacerbée par le chagrin, on peut à tout le moins supposer qu'ils se ressemblent vaguement, étant pour la plupart du même sang, et l'ambiguïté des sentiments qui les lient pouvant laisser croire à des relations incestueuses. Les différents membres de la famille royale peuvent donc être joués de façon crédible par le même acteur, le cas échéant, (Rosencrantz et Guildenstern, entre autres) ils sont évoqués par la mise en scène, éventuellement au moyen de caméras donnant au public le point de vue de ces personnages au lieu de les leur montrer, créant ainsi un effet de démultiplication propre à renforcer la sensation de la folie d'Hamlet et à souligner le climat d'espionnage et de "haute surveillance" de l'oeuvre.

Divers procédés vidéographiques sont ainsi utilisés pour montrer au spectateur ce qu'il ne peut pas voir habituellement : caméras infrarouges et thermographiques, sonar, projections permettant de voir derrière les murs et les tapisseries ou révélant de petits détails en gros plan, jeux d'écrans et de panneaux faisant le foyer sur un élément particulier, images ou personnages virtuels. L'éclairage constitue également un matériau de première importance, découpant l'espace et créant le relief dans un univers nocturne et spectral où la noirceur, en plus d’être matérielle, est aussi celle du deuil d'Hamlet, de son pourpoint comme de son désespoir et de son trouble mental.
Aventure hautement visuelle donc, mais aussi musicale puisque la sonorisation ainsi qu'une partition musicale originale sont mises à contribution pour traiter la pièce de façon opératique ou à la manière d'un oratorio. Il ne s'agit pourtant pas de donner une version modernisée d'Hamlet, puisque décors et costumes respectent l'époque élisabéthaine et le contexte scandinave, mais bien une lecture contemporaine, appuyée par les outils de la technologie moderne.

Marie Gignac.

 

"Au printemps 94, alors que je jouais Les Aiguilles et l'Opium au Festival de Toronto, Bob Wilson m'annonçait qu'il préparait un spectacle à partir d'Hamlet sous forme de monologues qu'il interprétait lui-même. Quelques heures plus tard, j'annonçai à mes collaborateurs qu'il fallait abandonner le projet de créer Elseneur, un nouveau spectacle solo à partir des thèmes d'Hamlet, que nous avions déjà commencé à élaborer. Catastrophés, nous décidions de nous rabattre sur un autre projet solo qui m'intéressait depuis longtemps : une théâtralisation de L'Homme à la tête de chou de Serge Gainsbourg. Mais avec le temps, bien que le projet fût passionnant, le cœur n'y était pas et il est devenu évident que tout nous appelait à revenir sur notre décision.

Comme pour les solos précédents, un piège m'attendait : je me retrouverais à parler de moi beaucoup plus que du sujet proposé. Ce qui me touche chez Hamlet, c'est cette incapacité d'établir un lien entre les gestes qu'il doit poser et sa propre réflexion. Dans un moment intime, il dit à Horatio : "Donnez-moi l'homme qui n'est pas l'esclave de la passion et je le porterai dans le cœur de mon cœur..." Et pourtant, n'est-ce pas cette passion aveugle qui lui manque pour accomplir ce qu'il a à faire. Certains diront que ce n'est pas le paradoxe le plus important chez Hamlet mais pour moi, c'est le seul car c'est le mien.

De toute façon, Elseneur n'est pas un vrai Hamlet mais bien une exploration encore timide des méandres de sa pensée, de son époque, et peut-être, en quelque part, des miennes. Formellement, l'utilisation des technologies qui cette fois-ci m'ont été disponibles, m'a permis de passer certains passages d'Hamlet aux rayons X et si tout semble ne se passer que dans sa tête, cela prend parfois l'allure d'un encéphalogramme. Aussi ai-je eu envie, un peu comme Delacroix qui en illustra une quinzaine de scènes avant d'exécuter certains tableaux, d'en faire une étude pour un jour tenter à mon tour de le peindre pour de vrai. Comme Hamlet, plus que les autres pièces de Shakespeare, semble avoir inspiré les romantiques français qui retrouvaient dans ses réflexions et son cheminement un écho de la pensée des artistes et des intellectuels du XIXè siècle. Et c'est justement à cause de cet élan romantique que la traduction de François Victor Hugo me semblait plus adéquate, bien que parfois, elle est si proche de l'original qu'elle en devient presque académique. C'est pourquoi je me suis permis quelques petits ajustements pour rendre le texte plus "jouable".

Quoi qu'il en résulte, il m'aura été très formateur à mon tour de marcher sur le parapet d'Elseneur. Évidemment, cela ne se fait pas sans glisser et y perdre pied. Que voulez-vous, on ne fait pas d'Hamlet sans casser des œufs !

Robert Lepage.
septembre 1995